Analyse du potentiel transformatif au niveau régional de la réponse “makers” à la crise COVID
La pandémie provoquée par l’émergence du virus COVID-19 a eu en quelque mois un impact profond et déterminant sur l’organisation sociale de la quasi-totalité des pays du monde. Dans ce contexte global, la région Nouvelle-Aquitaine a lancé un appel à projet flash pour soutenir les initiatives des makers qui se sont illustrés par leur réponse dans l’urgence au manque de moyens matériels (masques, visières, etc.).
A l’initiative de la Coopérative des Tiers-Lieux, le projet HOMEMADE, développe 3 axes de travail autour de la révélation de cette « filière makers » lors de la crise. Ce document reprend les travaux menés par l’APESA et MARYPOSA concernant l’analyse de structuration et du potentiel transformatif de la réponse maker à la crise COVID. Ainsi, il s’agissait ainsi de mettre en lumière les modalités d’organisation de ces systèmes productifs décentralisés, incluant les jeux d’acteurs et coopérations territoriales, l’analyse des volumes de production pendant la période de crise (mars-mai 2020) d’une part et les conséquences et potentiels de ces arrangements productifs sur le système régional d’autre part.
Plusieurs disciplines ont été mobilisées face à la complexité du système à analyser, croisant approches institutionnelle et géographique, organisationnelle et processuelle, et l’analyse des volumes de production. Plusieurs points saillants et préconisations à l’usage des acteurs publics et des makers sont détaillés ici.
Un réseau latent et ultra local
Concernant la période du confinement, il y a eu un rapprochement entre les tiers-lieux et les collectivités territoriales, lié à l’expression de besoins spécifiques de part et d’autre, créant ainsi une organisation ad-hoc de réponse à la crise. Les tiers-lieux ont eu besoin d’appui logistique que ce soit pour effectuer des livraisons, pour obtenir des matières premières nécessaires à la confection d’EPI ou encore pour obtenir la mise à disposition de locaux. Ils ont pour la plupart sollicité des subventions exceptionnelles des collectivités locales environnantes.
Ces demandes n’ont pas forcément pu aboutir, laissant place à une certaine forme d’incompréhension entre ces acteurs qui n’ont pas les mêmes temporalités. Les collectivités quant à elles ont eu plus de difficultés à s’organiser, notamment celles qui disposent de peu de ressources humaines et matérielles, en milieu rural principalement. Si les tiers-lieux ont été pour la plupart très réactifs suite à l’annonce du confinement et indépendamment de leur localisation, on fait le constat que les collectivités territoriales en milieu rural ont eu davantage de difficultés à se mettre en ordre de bataille, ce qui a eu pour conséquence d’accroître le déficit de compréhension avec les tiers-lieux dans certains cas, ceux-ci reprochant aux collectivités de ne pas être dans les mêmes temporalités de réaction et d’agilité qu’eux.
Lors de cette période de confinement, les collectivités ont pu prendre conscience de la richesse que pouvait représenter la présence d’un tiers-lieu ou d’un fablab sur le territoire. Elles ont découvert en prenant contact avec les tiers-lieux que ces derniers pouvaient répondre à certains besoins non pourvus pendant la crise : fourniture d’EPI aux services publics locaux, fabrication de masques en tissus et de visières notamment, ou en matière de solidarité avec la population communale et de soutien aux entreprises locales. Cette force liée à une capacité de mobilisation rapide, agile et à la réalisation d’une production locale sur-mesure est l’une des grandes réussites de ce mouvement qui a émergé lors de la crise. Il existe des savoirs et savoir-faire dans ces tiers-lieux qui ont été mis en lumière lors de cette crise, et dont les collectivités ont pris la réelle mesure à ce moment-là.
Une ambiguïté persistante du positionnement des tiers-lieux et autour des tiers-lieux
Nous avons constaté aussi qu’il existait un certain nombre de freins au développement des relations entre les tiers-lieux et les autres acteurs. Le premier frein réside en particulier dans l’incompréhension et le manque de culture des élus locaux sur le rôle des tiers-lieux et leur rôle sur le territoire. Par ailleurs, la nature même de certains tiers-lieux qui ne souhaitent pas faire l’objet de “récupération politique” et refusent toute forme d’institutionnalisation constitue aussi une difficulté quant à leur positionnement.
Combler ce déficit de compréhension passera notamment par des outils de formation, et en interne des tiers-lieux par une communication plus efficace vers l’extérieur, communication qui ne pourra réellement porter ses fruits que si un travail amont sur les besoins du territoire et une revue de compétences internes est dûment effectuée. La question du modèle économique des tiers-lieux est ici prépondérante puisque la baisse des subventions publiques devrait se poursuivre dans les années à venir.
Concernant le futur de ces relations, nous avons vu peu de projets liant collectivités et tiers-lieux se poursuivre au-delà du temps de la crise à proprement parler. On pourrait envisager que les tiers-lieux soient connus des collectivités comme une ressource mobilisable rapidement pour de la production de petites séries, sur des projets de court terme ou sur des besoins ponctuels. La logique de projets sur le long terme impliquerait une structuration déjà avancée. En cela, la formation à la logique de projets et la structuration d’une véritable offre de services côté tiers-lieux semble incontournable. Côté collectivités, la formation des élus et la prise en compte, en interne, de la montée en puissance des dynamiques de l’ESS reste insuffisante, tandis que les enjeux de la transition écologique vont positionner les tiers-lieux comme des entités économiques territoriales assez incontournables dans les années à venir.
Un potentiel de production significatif mais une offre à clarifier
L’ensemble des acteurs interrogés s’accordent pour souligner la performance que constitue la production d’urgence d’EPI réalisés par les tiers-lieux (notamment les fablabs) durant la crise sanitaire. L’analyse des données transmises par les membres du consortium confirme ce point. Les équipements et les savoir-faire de ces lieux associés à l’intelligence collective contenue dans les réseaux sociaux des parties prenantes a permis de mettre en place très rapidement une production significative d’EPI, d’autant plus significative qu’elle était disponible dans des lieux éloignés des nœuds logistiques nationaux, voire régionaux.
Avec un an et demi de recul sur cette performance et au vu des difficultés rencontrées par le tiers-lieux au lendemain de cette mobilisation, son caractère singulier ressort. La mobilisation des makers a été permise par l’identification d’un objet à produire clair, associé à un objet social aligné avec les valeurs des lieux, appuyé par des ressources humaines territoriales disponibles du fait du confinement. Le manque de main d’œuvre est souvent cité comme l’une des raisons de l’arrêt de la production d’urgence, mais c’est bien la fin du besoin d’EPI produits localement qui a progressivement démobilisé les équipes.
Sans objectif de production partagé appelant une coordination au-delà des territoires d’actions traditionnels, les makers sont retournés à leurs objets particuliers. Ils apparaissent donc à nouveau comme des acteurs capables de faire et de produire de leur propre initiative lorsque la situation l’exige, mais sans offre ni direction claire par ailleurs. Ce constat est mis en relief par la comparaison des lieux qui avaient un modèle économique reposant sur le privé, qui ont continué leur développement post-production d’urgence, et les lieux qui dépendent plus largement de l’initiative publique, qui ont renoué avec des difficultés de financement voire des questionnements sur leur raison d’être.
Il apparaît pourtant que les conditions d’émergence d’une demande que les tiers-lieux, et notamment les makers, peuvent satisfaire perdurent hors temps de crise sanitaire. Leur rôle de relais d’information locaux, leur capacité à fédérer des compétences qui ne sont pas disponibles ou rentables pour les entreprises, leur capacité à étudier des problèmes de conception ponctuellement et à apporter des solutions innovantes, leur culture de l’intérêt général appliqué à des problèmes particuliers restent nécessaires pour répondre aux enjeux des territoires, notamment ruraux et péri-urbains.
Cette offre doit cependant être clarifiée. Comme l’ont noté les contributeurs de l’axe 2 du projet Homemade, le foisonnement de l’offre des makers peut amener les acteurs à se questionner sur la capacité des lieux à rentrer dans le jeu d’une contribution fiable à l’économie productive. Il y a donc un effort à faire de la part des makers pour clarifier leurs conditions d’interventions (valeur du temps passé, limite de prestation, nature de la proposition de valeur, ressources humaines disponibles) afin de transformer leur capacité à faire en une offre à destination des acteurs publics et privés dans les territoires. Il sera alors possible de trouver les ressources financières pour pérenniser ces offres dans le temps.
Des perceptions différentes de la raison d’être de l’écosystème et de la logique de filière en construction
Le projet Homemade a été pensé autour de la coopération des makers ayant participé à la production d’urgence, avec pour finalité d’organiser une coopération plus poussée répondant aux enjeux communs aux différentes structures. Ces enjeux ont été systématiquement rappelés dans les différents temps de travail du projet et dans les contributions de l’axe 2 : donner de la visibilité à l’offre globale des makers et tiers-lieux, aider à la diffusion des compétences, nouer des coopérations avec les acteurs publics et privés, etc.
Si ces enjeux sont partagés dans le discours par les différents lieux, la diversité des points de départ et des situations et les différences d’objet des tiers-lieux ont créé des visions différentes concernant les méthodes de traitement de ces enjeux. À ces dissonances entre lieux s’ajoute une relation complexe avec la Région et les collectivités, dont la vision quant à l’évolution des tiers-lieux et du rôle des makers est parfois mal comprise et mal perçue. Les makers semblent effectivement rejeter, dans les actes, l’idée d’une filière qui parlerait d’une seule voix selon un modèle coopératif ou fédératif, et qui se positionnerait comme un levier d’action publique ou parapublique.
Les makers les plus impliqués dans le projet Homemade défendent aujourd’hui une vision de la filière qui est basée sur l’autonomisation des lieux et la participation à des réseaux locaux. La logique de filière leur apparaît comme un moyen de trouver des débouchés économiques et une visibilité pour leurs activités, éventuellement comme un levier pour des réponses communes à des problématiques régionales plus larges. Ils se considèrent plutôt comme des acteurs autonomes intégrés à une économie de proximité que comme des relais locaux de politiques publiques assurant des missions de service public.
Ces lieux envisagent plutôt leur apport comme celui d’un outil polyvalent et adaptable à l’ensemble des filières existantes, que comme une logique à part qui émergerait en parallèle des logiques économiques conventionnelles. Le projet social et sociétal que les makers portent au travers de leurs valeurs s’incarne ici plutôt au niveau individuel par leurs modes de faire et leur manière de collaborer avec les acteurs locaux que par une volonté de proposer une alternative régionale par une action collective. L’échec de l’axe 2 à proposer puis à mettre en place une gouvernance institutionnalisée de la filière dans le temps du projet Homemade illustre pour nous ce constat.
Il apparaît plus pertinent pour les makers et les acteurs souhaitant les accompagner de travailler dans ces logiques de relations locales, ce qui suppose de développer des compétences support (capacités relationnelles, juridiques, commerciales, etc.) qui éloignent les makers de leurs cœurs de métier. C’est probablement autour de ces enjeux, relevant plus des sciences sociales, que l’aide des collectivités sera la plus importante pour rendre véritablement opérante la logique d’intervention des makers dans les territoires.
5 recommandations
Nous proposons finalement 5 recommandations pour les parties prenantes de la filière. Certaines de ces recommandations peuvent être mises en œuvre par les tiers-lieux (makers, fablab, etc.), d’autres appellent, par construction, une plus grande coopération entre les tiers-lieux et leurs parties prenantes. Cette plus grande coopération est appelée de leurs vœux par les membres du consortium et les lieux enquêtés, mais elle apparaît également comme une condition nécessaire de la réalisation du plein potentiel de l’écosystème.
Ces recommandations ont naturellement vocation à être étudiées de façon critique par les membres du projet Homemade. Elles doivent être perçues comme une incitation à faire avancer la réflexion collective et à mettre en œuvre des actions adaptées aux enjeux du collectif.
Définir un « tronc commun » dans l’offre des tiers lieux, et identifier la gamme de services offerts
Les études menées par différents acteurs (France Tiers-Lieux, La coopérative des Tiers-Lieux, projets de recherche précédemment cités, etc.) se rejoignent autour de la nécessité de clarifier l’offre des tiers-lieux. Nous concourrons à cette nécessité, en insistant sur la nécessité d’identifier à la fois la gamme des services qui peuvent être potentiellement offerts par les tiers-lieux et un socle commun d’activités que chaque lieu devrait développer. Ce socle commun permettrait à la fois d’aider les lieux à atteindre un équilibre économique et à se positionner comme une offre de service identifiée pour les acteurs territoriaux. Il se dessine autour d’activités d’animation (coworking, accueille de structures tierces), de production (réalisation de prototypes, productions sur mesure) et de formation (montée en compétence sur les métiers de la transition et du numérique).
Ce socle commun n’exclut naturellement pas d’autres activités proposées par les tiers-lieux, notamment en termes d’offre culturelle et sociale. Il n’implique pas non plus une coordination plus centralisée des acteurs (voir recommandation 4), mais participe d’une logique d’identification des lieux au sein de leurs territoires (voir recommandation 5). Il donnerait une porte d’entrée commune, reconnue, à partir de laquelle les lieux pourraient faire découvrir leur gamme plus large de services aux parties prenantes du territoire.
Mettre en place un mode de financement adapté aux différentes missions des tiers-lieux
L’ambition des makers est de proposer une offre décentralisée, de proximité en soutien aux logiques de développement local. Les besoins humains seuls de ce modèle créent la nécessité d’une logique de financement privé décentralisé correspondant à la satisfaction des besoins locaux. Certaines activités, relevant plus de l’action sociale ou des services publics, appellent eux un mode de financement et d’aide par les collectivités locales.
Nous considérons donc que le mode de financement d’un tiers-lieux complet sera nécessairement dual, avec différentes possibilités de formalisation juridique (cohabitation d’associations et d’entreprises, logiques de sociétés coopératives, de fondations, etc.). Ces innovations juridiques auront à prendre en compte à la fois l’aspect opérationnel et la gestion des actifs, le foncier et les immobilisations étant souvent des éléments structurants du développement des tiers-lieux.
Positionner les tiers-lieux comme un élément de la stratégie de Recherche, Innovation et Formation de la Région Nouvelle-Aquitaine.
Les tiers-lieux apparaissent comme une réponse intéressante aux enjeux de maillage et de péréquation territoriale qui sont au cœur des grands schémas d’aménagement régionaux. Ils peuvent permettre un maintien de connaissances et de capabilités dans des territoires par ailleurs en déprise et une capacité de production dont l’artisanat et les services de proximité peuvent avoir besoin.
Ils peuvent également permettre de maintenir des liens et un réseau local au travers d’un lieu de rassemblement et d’une animation associées. Ils apparaissent ainsi comme complémentaires des acteurs de formation et de recherche déjà soutenus à l’échelle régionale (universités, centre de ressources technologiques). Ils pourraient constituer des relais locaux pour ces acteurs, tant de par leur place dans l’organisation de la production (opérationnalisation des savoirs sur des TRL avancés), que de par leurs valeurs d’innovation collaborative, d’accès libre et partagé aux savoirs et d’expérimentation.
Construire une gouvernance ascendante des tiers-lieux
Les tiers-lieux arriveront à faire leur place dans les logiques locales d’acteurs si ces lieux sont perçus comme des relais d’initiatives et d’entreprises porteur de logique de projets. Il convient donc de leur donner le plus possible d’autonomie. L’autonomisation des tiers-lieux doit être considérée à la fois comme un moyen et comme un objectif de leur montée en puissance et de l’affirmation de leur rôle dans les territoires. La « filière » des tiers-lieux est alors une logique d’association des initiatives territoriales pour traiter des enjeux de visibilité et d’animation, et non un processus descendant de coordination de l’action dans les territoires.
S’il ne paraît pas pertinent de structurer une filière au sens du classique du terme pour les tiers-lieux et les makers, leur rôle parmi les parties prenantes, les « ingrédients » du succès d’un développement local doit être conforté. Les collectivités, et notamment la Région, peuvent alors garder un rôle d’aiguillon, de caution morale et ponctuellement financière de la démarche afin d’aider à l’enracinement de l’écosystème dans les territoires les plus émergents et au maintien des services les plus difficilement finançables localement.
Donner de la visibilité à l’action des tiers-lieux dans les territoires
La question de la visibilité des tiers-lieux et des services qu’ils proposent nous apparaît comme liée à la question de la « valeur sociétale » qui est générée plus largement que la valeur économique dans les processus de développement local. Les tiers-lieux se proposant de répondre à des besoins économiques, sociaux, environnementaux et culturels, il est nécessaire de clarifier non seulement leurs moyens d’action mais également la nature des enjeux et des besoins traités.
Suivant le développement plus global des logiques de rapportage extra-financier et de définition d’indicateurs plus larges de mesure de la performance des organisations, nous recommandons aux tiers-lieux de se doter d’un tableau de bord des enjeux qui peuvent être traités par l’écosystème. À une offre de service pourrait être associé des objectifs territoriaux et une présentation des actions type menées par les tiers-lieux pour concourir à ces objectifs. Ce travail permettra de discriminer utilement entre les différents projets et initiatives locales qui peuvent être lancées, et de donner un socle commun à la communication sur l’action des lieux aux échelles locales, régionales et nationales.
Romain ALLAIS (APESA).