Patrimoine et tiers-lieux : vers une propriété collective ?

Propriété privée et usage collectif : des points de crispation

Comment concilier un usage collectif et la propriété privée d’un lieu ? Voilà la question que peuvent se poser les tiers-lieux lorsque la propriété de leurs locaux échoit à un ou plusieurs particuliers. Tant que le projet va bien, ce point n’est pas nécessairement soulevé : les bâtiments appartiennent historiquement à une ou plusieurs personnes, qui peuvent faire partie ou non des porteurs de projet, sans que cela n’empêche une gestion collective de l’espace.

Cependant, cette propriété privée peut générer des points de crispation : les propriétaires du lieu sont-ils en train de profiter d’un argent public perçu dans le cadre d’un projet collectif ? Ne sont-ils pas en train de s’accaparer une réalisation collective, fruit de l’investissement de chacun ? N’est-ce pas leurs enfants qui hériteront du lieu ? Que deviendra alors le projet commun ? Ce procès d’intention mérite quelques éclaircissements.

Tout d’abord, rappelons qu’avant d’être un enrichissement, la gestion d’un lieu est aussi gage de responsabilités : si des personnes se blessent sur les lieux, le poids du risque incombe aux propriétaires. Soulignons aussi que, bien qu’il puisse exister des structures détournant la notion de tiers-lieu pour réaliser des plus-values financières, la mise en œuvre d’un projet de tiers-lieu relève d’abord de la volonté d’une démarche collective. L’objectif pour les propriétaires est alors, bien souvent, que le projet perdure après eux. Enfin, rappelons que même si les propriétaires souhaitent vendre leur patrimoine au collectif gérant le tiers-lieu, ces collectifs n’ont bien souvent pas la capacité financière d’investir dans le foncier.

Incompatibilité du droit français et la propriété collective ?

La copropriété : des communs silencieux

La propriété collective est mal traitée par le droit français et la gestion des espaces communs est peu pensée. Les “communaux”, qui représentaient l’ensemble des biens appartenant en commun aux habitants d’une communauté rurale (des bois, des prés, des landes et des marais…), ont peu à peu disparu du paysage national.

Il persiste alors la notion de “copropriété” qui répond à la nécessité de faire coexister les droits de plusieurs propriétaires sur un même bien. Cependant, pour le Dictionnaire des biens communs ce cadre juridique s’apparente à “la prouesse de permettre l’exercice individuel d’un droit sur un bien dont la maîtrise est en pratique collectivisée. Chacun des propriétaires se considère d’abord comme un propriétaire individuel alors que la propriété de la partie privative de l’immeuble sur laquelle ses droits sont exclusifs n’est rien de plus que la propriété d’un espace aérien. Les sols, les murs, les plafonds, les réseaux et toutes les infrastructures appartiennent aux parties communes” (“Copropriété”, dans Dictionnaire des biens communs, Aurore Chaigneau, 2017).

Au sein d’un tiers-lieu, la gestion en copropriété supposerait de segmenter les différents espaces pour en attribuer la propriété aux parties prenantes qui en ont usage. N’étant pas pensée pour la gestion des communs, la copropriété ne saurait donc être confondue avec une véritable propriété collective.

Vers une propriété inclusive ?

La propriété est caractérisée par un principe d’exclusivité : le propriétaire décide seul en ce qui concerne son bien. Le Code Civil dispose que la propriété correspond au “droit de jouir et disposer de la chose de la manière la plus absolue” (article 544). L’exclusivité désigne alors ce rapport privatif de la personne sur le bien : aucun tiers extérieur ne peut décider pour le propriétaire.  Mais il n’empêche, si la propriété exclusive et individuelle a été consacrée par le législateur, “cela n’exclut pas qu’une chose puisse appartenir à plusieurs personnes en commun” : c’est notamment le cas de la propriété conjugale. (“Propriété exclusive ou exclusivité”, dans Dictionnaire des biens communs, Yaëll Emerich, 2017).

 

Serait-il alors possible de penser une propriété commune ? De s’appuyer sur la clause d’exclusivité pour inclure d’autres parties prenantes ? Le propriétaire serait alors celui qui dispose exclusivement… du droit d’inclusion ! “L’inclusivité se définirait ainsi, positivement, sur le fondement des critères d’inclusion d’une part, et d’usage collectif aussi bien que partagé, d’autre part. Ce faisant, elle ne se réduirait pas à une absence d’exclusivité” (“Propriété exclusive ou exclusivité”, dans Dictionnaire des biens communs, Yaëll Emerich, 2017). Cette notion d’inclusivité permet la reconnaissance d’une propriété commune qui ne serait non pas “la violation du caractère exclusif du droit, mais la possibilité d’admettre qu’un rapport privatif trouve sa source dans la volonté collective d’une pluralité de personnes”*.

Propriété commune et usage collectif

Cette notion est utile pour penser les communs qui peuvent alors être perçus comme des espaces soustraits à la puissance de l’exclusivité individuelle. L’inclusivité permettrait même la mise en place de communs contractuels, telles les licences Creative Commons.

Au sein des communs, il est alors possible de différencier :

– Les communs négatifs : des ressources “dont personnes n’est initialement propriétaire, mais qui peuvent être appropriées par quiconque pour un usage individuel”* (comme l’eau, l’air…)

– Les communs positifs : des ressources “faisant l’objet d’une propriété commune et d’un usage collectif consenti par tous”*  (tel un four à pain).

 

Si cette notion de propriété commune s’est principalement développée autour du droit intellectuel, et notamment autour des logiciels libres, ces nouvelles organisations du partage des biens touchent peu à peu les biens matériels : l’habitat collectif, les jardins partagés sont ainsi des formes de collectivisation de biens. Destinés à un usage collectif, les tiers-lieux évolueront-ils également vers une propriété collective ?

La propriété en commun

Évolution de la législation

En mars 2014, la loi ALUR a apporté son soutien aux formes d’habitats dits “participatifs” en permettant la création de “coopératives d’habitants” ou “sociétés d’attribution”. Ces entités juridiques offrent à des coopérateurs ou des associés d’acquérir des parts sociales dans une structure qui reste seule propriétaire du bâti. Un contrat coopératif prévoit ensuite "les modalités d’attribution en jouissance des locaux, parties communes et permet de développer des activités autres que locatives dans l’intérêt des associés ou coopérateurs” (“habitat participatif”, Dictionnaire des biens communs, Diego Miralles Buil, 2017). Si ces structures juridiques sont pour le moment uniquement destinées à la la gestion et à la conception d’espaces dédiés à l’habitation, pourrait-on imaginer une évolution de ces modèles favorisant la propriété commune des tiers-lieux ?

Des solutions intermédiaires

En attendant, les notaires traitent difficilement les cas de propriété collective. Quels sont alors, aujourd’hui, les recours pour les tiers-lieux existants ?

Plusieurs tiers-lieux présents lors du Petit Ramdam de Melle évoquent le bail emphytéotique. Ce bail, au loyer bien souvent symbolique, est consenti pour une durée de 18 à 99 ans. Il permet de consacrer au locataire des droits très proches de ceux du propriétaire, et de lui transférer certaines responsabilités juridiques : le locataire répond, par exemple, des incendies.

Évoquons aussi le cas du Château de la Motte Chandeniers : en décembre 2017,

27 910 personnes sont devenues copropriétaires de cet édifice de la Vienne. Portée conjointement par l’association Adopte Un Château et la start-up Dartagnans, une plateforme de financement collaboratif a permis de rassembler des donateurs issus de 115 pays différents. Chaque donateur est ainsi devenu actionnaire, et donc copropriétaire, d’une SAS créée pour assurer la gestion du château. (https://www.mothe-chandeniers.com/). Pour le collectif à l’origine du projet, le financement participatif de l’édifice permet la prise en charge par les citoyens du patrimoine national.

Enfin, à la Roche-sur-Yon, la création d’une SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif) a permis à des citoyens et à des associations de se rassembler pour racheter la ferme de la Vergne et la transformer en un tiers-lieu coopératif. Aujourd’hui, la SCIC “Le Village de la Vergne” rassemble 245 sociétaires, organisés en six collèges (fondateurs, producteurs de biens et services, soutiens et bénévoles, consommateurs, salariés, collectivités) et ceux-ci sont collectivement propriétaires de 23,5 hectares de terrains, dont 16 hectares de surfaces cultivables et 840m2 de bâtiments. http://sciclavergne.com

Ainsi, si la loi française ne permet pas explicitement la propriété collective, il est néanmoins possible de se saisir de voies alternatives pour cheminer vers une propriété commune des tiers-lieux.

Noémie ROBERT

Sources :

– Dictionnaire des biens communs, sous la direction de Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochefeld (entrées : “Copropriété” ; “Habitat participatif” ; “Propriété exclusive ou exclusivité” ; “Propriété commune”)

– https://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?idSectionTA=LEGISCTA000006138338&cidTexte=LEGITEXT000006071367&dateTexte=20061231

Article extrait de la Revue sur les tiers-lieux #2.

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