Le patrimoine et les tiers-lieux : re-configurer les fonctions d’un lieu

Un tiers-lieu inscrit au patrimoine industriel remarquable

À 15 km de Poitiers, le tiers-lieu Les Usines Nouvelles s’est installé dans l’ancienne filature de chanvre de Ligugé. Bâtiments de production, jardins ouvriers, habitations… : laissés à l’abandon pendant plus de trente ans, les deux hectares du site ressemblent à une ville en miniature. En février 2011, quatre trentenaires rachètent l’ancienne filature avec l’envie d’y  mener un projet transversal, un tiers-lieu. En 2012, ils remportent une première victoire vers la re-configuration du lieu : la reconnaissance de l’usine en tant que patrimoine industriel remarquable, protégé Monument Historique.

Qu’est-ce qu’un Monument Historique ?

La désignation “Monument Historique” correspond à une classification officielle d’un lieu et non à ses qualités architecturales. Ainsi, un bâtiment remarquable au coeur d’un village ne figure pas nécessairement au registre des monuments historiques : il peut donc être soumis au même statut qu’un bâtiment quelconque mitoyen.

L’appellation “Monument Historique” correspond à un immeuble ou un objet mobilier “recevant un statut juridique particulier destiné à le protéger, du fait de son intérêt historique, artistique, architectural mais aussi technique ou scientifique”. Cette reconnaissance de la

valeur patrimoniale d’un bien implique “une responsabilité partagée entre les propriétaires et la collectivité nationale au regard de sa conservation et de sa transmission aux générations à venir”.

Quel lien avec les tiers-lieux ?

Entre la Laiterie de La Mélusine à Cloué (86), la Distillerie de Lodève (34), ou Les Moulins du Marais, nombreux sont les tiers-lieux à élire domicile dans des bâtiments industriels délaissés où dans de grandes bâtisses laissées à l’abandon. Or, le patrimoine industriel revêt des spécificités autres que la simple élégance architecturale pour pouvoir bénéficier du classement en tant que Monument Historique (vestiges du processus industriel, de savoir-faire, de techniques, de machines, de l’impact social…).

Revenant sur l’histoire des Usines Nouvelles, Denis Meunier explique que, sur le plan architectural, l’usine ne possède pas de bâtiments exceptionnels. Elle conserve en revanche tous les éléments constitutifs de ce qu’était une usine modèle du XIXème siècle, représentant ainsi un des meilleurs exemples de la région pour comprendre l’histoire de la Révolution industrielle. Ainsi, l’inscription au patrimoine national n’est pas déterminée par la seule beauté du lieu, mais par sa capacité à représenter son époque et l’histoire du territoire où il s’inscrit.

Puisque le classement patrimonial n’est pas réservé aux seuls châteaux, en quoi amorcer les démarches de classement patrimonial peut accompagner la reconversion de ces lieux ?

Avant d’aborder les intérêts et désavantages à demander l’inscription de bâtiments aux Monuments Historiques, rappelons que cette démarche est effectuée à la seule demande du propriétaire : elle ne peut pas être exigée par les pouvoirs publics. Toutefois, une fois l’inscription au patrimoine national validée,  il n’y a pas de marche arrière possible.

Pour demander l’inscription aux Monuments Historiques, les porteurs du projet doivent se rapprocher de la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles) qui les accompagnera et pourra les aider à défendre le dossier. Ils peuvent aussi se rapprocher d’associations de défense du patrimoine qui pourront les aiguiller quant aux démarches à entreprendre.

La reconnaissance “Monument Historique”: quels avantages ?

Procéder à la reconnaissance d’un lieu en tant que Monument Historique peut permettre de lever certains blocages administratifs quant à la rénovation du site : si les bâtiments ne sont pas protégés, ils relèvent du code de l’urbanisme et, de ce fait, certaines zones ne peuvent ni être modifiées, ni connaître de requalification de leurs usages. L’inscription ou le classement aux Monuments Historiques peut alors permettre de faire reconnaître l’importance du lieu et de procéder à des travaux de rénovation. Par exemple le classement de l’ancienne filature accueillant Les Usines Nouvelles autorise la restauration complète du bâti existant, alors que le PPRI local ne permettait que des travaux de petit entretien de l’existant “condamnant à une mort lente mais certaine 50% de l’usine”.

Cette reconnaissance ouvre la possibilité, sous certaines conditions et pour les propriétaires, “de pouvoir obtenir l’accompagnement technique et scientifique et les aides financières du ministère de la Culture, de différentes collectivités territoriales, ainsi que du mécénat pour le financement des opérations d’études et de travaux. La protection ouvre également droit, dans certains cas, à des déductions fiscales”.

Les aides accordées varient en fonction de la catégorisation du monument dans l’inventaire des Monuments Historiques (inscription ou classement) et concerne principalement des travaux sur “l’enveloppe ancienne du bâtiment”. Dans le cas des Usines Nouvelles, ces aides ont pour l’instant permis de contribuer à la rénovation la cheminée principale.

De manière plus indirecte, demander la reconnaissance en tant que Monument Historique signifie aussi s’engager dans une démarche qui vise à (re)valoriser le lieu. Pour les Usines Nouvelles, le classement du patrimoine industriel permet de valoriser l’histoire locale : le lieu n’est pas une ruine à cacher mais un patrimoine commun à mettre en valeur.

Rappeler l’ancrage territorial du lieu peut permettre de susciter une communauté d’intérêts ; de fédérer autour d’un site qui a pu, au fil des décennies, animer l’histoire locale. Le patrimoine bâti est alors une porte d’entrée pour inviter les riverains à s’intéresser au nouveau projet s’inscrivant dans ce lieu.

Reconnaître la mémoire qui sillonne cet espace, c’est aussi laisser une place à ceux qui en ont connu les précédents usages. Ainsi, en septembre 2018, Les Usines Nouvelles se sont saisies du thème des Journées européennes du patrimoine, “L’art du partage”, pour organiser un pique-nique avec les anciens ouvriers de la filature. Entrer dans un processus de valorisation de l’histoire du bâti peut ainsi permettre une réappropriation collective du lieu.

Entre lourdeurs administratives et poids du passé : quels inconvénients aux bâtiments historiques ?

Ancrer son tiers-lieu dans un bâtiment ancien suppose d’hériter d’une partie de l’histoire du lieu, d’une image positive… ou plus contrastée. Ainsi, le collectif de la Mélusine raconte comment l’ancienne laiterie de Cloué, dans laquelle le tiers-lieu a posé ses bagages, a été tour à tour, et depuis sa fermeture en 1990, “dépôt de vêtements, terrain de motocross indoor et pour finir terrain de jeu pour l’airsoft”. Pour le collectif, le défi est alors de rassurer les riverains et les collectivités territoriales environnantes quant à la nature du nouveau projet…

Pour ce qui est de l’inscription ou du classement aux Monuments Historique en eux-mêmes, il convient de prendre en compte la lourdeur administrative du processus ainsi que la négociation continue que suscite chacun des travaux entrepris. Ainsi, chaque modification de l’espace réclame le recours à un permis de construire six mois avant le début des travaux. De plus, ces travaux doivent être réalisés dans le respect du lieu et les propriétaires se doivent de prendre en compte les préconisations faites par les services de protection des Monuments Historiques.

Ces contraintes peuvent générer une plus grande hésitation à modifier le bâti existant. Hors, un tiers-lieu se doit d’être évolutif pour s’adapter aux nouveaux usages qu’il accueille. Pour les bâtiments classés ou inscrits, le risque peut être alors de se contraindre dans une trop grande patrimonialisation qui nuirait au projet de tiers-lieu.

Il s’agit donc de trouver l’équilibre entre le sanctuaire et le lieu de vie. Bien qu’il puisse y avoir des structures de soutien, cet équilibre se trouve notamment grâce aux compétences architecturales et artisanales (et à la montée en compétences) des collectifs portant les projets. Ces compétences aideront à réaliser le dossier, mais aussi à assurer le suivi des travaux. Si le collectif à l’origine du tiers-lieu n’abrite pas de telles compétences, il a été suggéré par les participants à l’atelier de créer un comité, un pôle de personnes ressources, autour de ces problématiques via la Coopérative des Tiers Lieux.

Construire ensemble

En conclusion, si la reconnaissance en tant que Monuments Historiques permet d’engager un processus de respect du monument, de valorisation de l’histoire du bâti et d’accéder à de nouvelles ressources financières, cette démarche suppose également de faire face à certaines contraintes réglementaires. Par ailleurs, les participants à l’atelier soulignent qu’il n’y a nul besoin de passer par une reconnaissance nationale pour travailler dans un beau lieu, dans un cadre de travail inspirant. Rappelons qu’il n’est pas nécessaire de s’inscrire dans un beau bâtiment pour créer un endroit qui a du sens : un lieu de bric et d’broc peut devenir un magnifique tiers-lieu. La reconnaissance en tant que Monument Historique ne saurait être une condition nécessaire à la création d’un tiers-lieu. Cependant, la co-construction de l’espace avec ses usagers aborde l’un des principes clefs du tiers-lieu : la création d’un lieu de vie commun.

Noémie ROBERT

Article extrait de la Revue sur les tiers-lieux #2.

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