Le développement des tiers-lieux alimentaires et la sécurité sociale de l’alimentation comme pistes concrètes à explorer
Regards croisés de deux associations : Madabrest association brestoise porteuse du projet de la MAD, tiers-lieu de la démocratie alimentaire et Réseau Salariat à travers la réflexion sur une Sécurité Sociale de l’Alimentation.
L’épidémie de la COVID19 est un miroir de notre société, faisant exploser les idées reçues sur la stabilité et la solidité de notre système alimentaire. Nous venons de vivre un bouleversement majeur, tant social, qu’économique. C’est un bouleversement de nos certitudes. Le modèle économique capitaliste fondé sur la recherche du profit, a mis en place une industrie agroalimentaire ultra-productive, exploitant les humains, détruisant l’écosystème, soutenue et encouragée par les politiques de subventions européennes et nationales.
Alors que l’accès à l’alimentation est un droit, la pandémie, le confinement, nous ont fait nous rendre compte qu’il n’est pas réel pour l’ensemble de la population.
Avec la fermeture des lieux de restauration collective, le non accès aux allocations chômage pour une partie des personnes privées d’emploi (intérimaires, autoentrepreneurs…), une part bien plus importante et malheureusement encore croissante de la population a dû recourir à l’aide alimentaire. Aujourd’hui, ce sont 8 millions de personnes qui dépendraient de cette aide.
Toute cette réalité est difficile à admettre. Elle pose la question de la capacité de notre système alimentaire à répondre aux chocs, se relever et assurer la justice sociale dans l’accès de toutes et tous à l’alimentation.
Elle pose également l’urgence de penser des alternatives en termes d’organisation nouvelle de la société. L’épidémie de la COVID 19 nous incite à employer d’autres méthodes de coopération pour produire et distribuer la nourriture dont nous avons besoin mais aussi et avant tout de mobiliser d’autres parties prenantes, d’ouvrir le débat, d’ouvrir la recherche des solutions à d’autres acteurs, d’autres mangeurs… à nous toutes et tous, citoyennes et citoyens.
Et les territoires bougent déjà. Localement, à une échelle micro-économique, des habitant-es, des collectifs de travail se mobilisent, créent des solutions d’approvisionnement alimentaires concrètes, faisant la part belle aux productions locales, de saison, issues des modes de production respectueux des femmes et des hommes, de l’animal et de la nature.
Globalement, à une échelle macro-économique, nous ne partons pas de rien non plus… Nous nous inscrivons dans une histoire longue des conquêtes sociales – qui ont permis de reconnaître du travail ne mettant pas en valeur du capital – c’est l’exemple des fonctionnaires, des retraités, de la copropriété d’usage des moyens de production avec les coopératives de salarié-es, ou encore de reconnaître la santé comme un droit accessible à toutes et tous, universel.
Nous pouvons nous inspirer des déjà-là, apprendre de ce qui vient de se passer pour poser de nouvelles bases du vivre ensemble, mettre en commun, croiser, innover… Nous pouvons, nous devons, être audacieux. Nous pouvons expérimenter la notion de démocratie alimentaire, et revendiquer son expression concrète dans les chantiers majeurs comme celui de la création d’une sécurité sociale de l’alimentation ou encore dans l’essaimage des tiers-lieux alimentaires, agoras démocratiques pour repenser collectivement notre système alimentaire.
Madabrest
est une association Loi 1901, ayant pour l’ambition de traduire concrètement sur le terrain le concept de la démocratie alimentaire. Pour aller vers cet objectif, l’association met en place depuis février 2019 une démarche collective et citoyenne de préfiguration d’un tiers-lieu alimentaire à Brest – la MAD. MAD pour Maison de l’Alimentation Durable, mais aussi pour ‘bon’ en breton et bien sûr ‘fou’ en anglais… car il s’agit pour nous d’imaginer des outils, des projets, des vecteurs physiques et concrets pour changer notre système alimentaire. En mode laboratoire territorial, il s’agit de faire vivre localement la notion de démocratie alimentaire, afin de faire de l’accès à l’alimentation durable un droit et une réalité pour tous et toutes.
La MAD, telle que nous l’envisageons, sera un espace d’échanges pour favoriser la transition des consciences et des pratiques en matière d’alimentation, surtout pour proposer de nouvelles formes de participation citoyenne dans ce domaine.
Réseau salariat
est une association d’éducation populaire qui analyse et s’attaque aux racines du système capitaliste en élaborant un projet de société émancipateur à partir du déjà-là des conquêtes sociales, en particulier celui du régime général de la Sécurité Sociale. Nos thèses s’appuient notamment sur les travaux de recherches de Bernard Friot.
Les propositions de sécurité sociale des productions de Bernard Friot dans l’Humanité (de la culture, de la presse, du logement, des transports, de l’énergie, …), dont fait partie la Sécurité Sociale de l’Alimentation s’inscrivent dans cette histoire longue des conquêtes sociales. Ce sont des propositions offensives pour lutter contre les attaques des gouvernements et du patronat, aussi pour réunifier les branches du régime général et reconquérir la gestion de ses caisses. Réseau salariat fait partie d’un collectif pour une sécurité sociale de l’alimentation (Réseau CIVAM, Confédération Paysanne, Les Ami.es de la Confédération Paysanne, ISF-Agrista, Miramap, collectif démocratie alimentaire, l’Ardeur et Réseau Salaria) où nous travaillons à un socle commun de propositions dans lequel chaque organisation apporte sa contribution par son angle d’attaque : le droit à l’alimentation, la démocratie alimentaire, l’agriculture paysanne, notre rapport au travail.
Reprendre le pouvoir d’agir et décider de notre alimentation
Nous ne pensons pas qu’une politique de l’alimentation puisse reposer sur le modèle « je consomme, je vote », ou sur une politique alimentaire basée sur une communication renvoyant la responsabilité à l’individu, à travers son acte d’achat ! La réponse se doit d’être collective. Le moment est venu de permettre aux populations locales de décider du système alimentaire (production, transformation, distribution et consommation) qu’elles souhaitent défendre, allant au-delà du simple fait d’acheter ou de ne pas acheter tel ou tel produit.
C’est le temps de la démocratie alimentaire. Une démocratie où il revient aux individus, informés en matière d’alimentation, le droit et la responsabilité d’élaborer leur propre système alimentaire en ayant la main sur son modèle économique.
Pour exercer ce droit, l’existence d’espaces de débat, ouverts au grand public, comme les tiers-lieux alimentaires (Maisons de l’alimentation) peut s’avérer utile.
Agissant aux différents échelons territoriaux, ces tiers-lieux sont les vecteurs possibles de la mise en pratique du concept de démocratie alimentaire. A l’instar des Food Policy Councils (Conseils locaux de l’alimentation) des pays anglo-saxons, ces structures décisionnelles, représentatives et incluant l’ensemble des citoyennes et citoyens, peuvent orienter les politiques alimentaires selon les besoins et attentes des individus et des territoires. Ces espaces transparents de discussion et de décision, intègrent à leur réflexion une vision systémique de l’alimentation, et ont la responsabilité de proposer et/ou mettre en œuvre des politiques justes et équitables, reflétant la diversité des opinions, des cultures et des goûts des citoyen-nes.
« La Démocratie alimentaire représente la revendication des citoyens à reprendre le pouvoir sur la façon d’accéder à l’alimentation, dans la reconnexion entre celle-ci et l’agriculture. La démocratie alimentaire émerge comme un terreau particulièrement propice à la construction d’une nouvelle citoyenneté, dans laquelle les citoyens retrouvent les moyens d’orienter l’évolution de leur système alimentaire à travers leurs décisions et pas uniquement leurs actes d’achat. »
Dominique Paturel et Patrice Ndiaye, https://www.chaireunesco-adm.com/Democratie-alimentaire-de-quoi-parle-t-on
Reprendre le pouvoir sur le travail et le circuit économique du système de l’alimentation
La sécurité sociale de l’alimentation vise à changer radicalement le système alimentaire de la production agricole, jusqu’à la consommation, sans oublier les filières de transformation, de distribution. L’enjeu est d’en finir avec l’industrie agro-alimentaire qui recherche toujours plus de profits.
S’inscrire dans le régime général de la sécurité sociale c’est revendiquer la socialisation des richesses par la cotisation sociale, l’universalité de l’accès aux droits, une gestion démocratique des caisses et un conventionnement des professionnel-les de toute la filière. L’alimentation devenant un bien commun, le financement de la sécurité sociale de l’alimentation s’opèrera via une cotisation sociale assise sur la valeur ajoutée de toutes les entreprises. Cette cotisation servira à financer une allocation mensuelle versée à chaque habitant-e et le salaire à vie des travailleuses et travailleurs de la filière alimentation. De plus, une partie de cette cotisation sera dédiée à une subvention pour l’investissement des professionnel-les conventionné-es, afin de supprimer leur endettement et dépendance vis-à-vis des banques via les crédits bancaires ou des actionnaires via les capitaux.
Cette allocation sera utilisable uniquement chez les professionnel-les conventionné-es de toute la filière. Les caisses de sécurité sociale de l’alimentation, où s’exercera le concept de démocratie alimentaire, seront gérées par les habitant-es et les professionnel-les conventionné-es de l’ensemble de la filière. Ces caisses seront chargées du conventionnement en fonction de critères spécifiques. Selon nous, des critères économiques sont nécessaires et indispensables pour assurer un marché conventionné non capitaliste qui poursuive donc d’autres objectifs que l’unique recherche de profit.
Les caisses auront aussi pour mission de verser des salaires à vie aux membres des collectifs de travail conventionnés. Ce salaire à vie permettra de déconnecter la production du revenu de l’agriculteur, des travailleuses et travailleurs de la filière. Aujourd’hui, le fait d’être rémunéré sur la quantité de produits vendus conduit à l’élimination des agriculteurs entre eux puisqu’ils ont intérêt à en faire toujours plus : détenir plus de terres, produire plus, et, petit à petit, prendre la part de marché du voisin ! Pour reconnaître le travail des femmes dans la filière de l’alimentation, (production, transformation et distribution et consommation via, le travail gratuit dans la sphère privée), la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation ne pourra pas être exempte d’une lutte contre le patriarcat.
Les femmes devront imposer la mise en place de mécanismes leur garantissant un accès égal et une véritable participation aux caisses locales où se prendront les décisions d’orientations du système alimentaire.
Article dans la revue Campagnes Solidaires de septembre 2020
Avec la démocratie alimentaire vient donc l’idée d’un système agricole et alimentaire plus vertueux, plus résilient et qui redonne du pouvoir d’agir et de décider à toutes et tous.
A partir du régime général de la sécurité sociale et les nombreuses alternatives au système économique actuel, aussi bien dans la production, la transformation, la distribution que la consommation, il convient de mettre en place des institutions pour conquérir un nouveau droit, celui de l’alimentation.
Les exemples évoqués dans cet article – la Sécurité Sociale de l’alimentation et les tiers-lieux nourriciers, sont autant de voies possibles pour tendre vers cet objectif. Il s’agit de poser la possibilité de se doter d’un nouveau droit en imaginant des nouvelles organisations humaines à partir des initiatives inspirantes déjà existantes et en considérant chacune et chacun comme partie prenante de ce processus. Pouvoir décider du système alimentaire que nous souhaitons défendre est un acte politique dont nous sommes tous des parties prenantes.
Marketa Supkova, Madabrest et Kevin Certenais, Réseau Salariat