Numérique & tiers-lieu – un tiers médiateur

Par un petit matin d’automne, entre les feuilles mortes qui tournoient et les ronds-points jaunissants, une petite caravane s’est rendue en ordre dispersé pour un petit ramdam en terre melloise. Au menu de notre journée en Deux-Sèvres ? La médiation numérique. Toute la médiation numérique ? Non, celle qui se pratique aujourd’hui dans les irréductibles tiers-lieux où se réunissent tant de gaulois réfractaires. Autour de la table ronde, sur la scène du cinéma local, et dans les travées de fauteuils roses molletonnés, nous étions tous en recherche, la caboche farcie de questions. Pour évoquer la médiation numérique dans les tiers-lieux, nous avons fait le choix resserré de présenter cinq fablabs solidaires de notre région.

– Guillaume Riffaud, Coopérative des Tiers-Lieux – La Smalah (40)

– Fernand Mainpin L’Établi de Soustons (40)

– Kim Delagarde Le BetaLab (79)

– Cyril Chessé Les Usines (86)

– Juliette Giraud, Sew&Laine (33)

– Bruno Aujard, Fondation Orange

– Gérald Elbaze, Mediacités

Comme à chaque ramdam, l’objectif est de partager, d’avancer ensemble pour améliorer les services aux usagers de nos tiers-lieux, renforcer ces derniers et répondre avec plus d’acuité aux besoins de nos territoires. Et la question du jour était vaste… Médiation numérique et tiers-lieux, c’est un croisement qui ouvre tant de perspectives de discussions passionnantes, que nous risquions de nous égarer. Ainsi, nous devions cadrer les échanges et en resserrer les enjeux.

Comment les collectifs qui animent les tiers-lieux s’emparent de cette question ? Et finalement, qu’est-ce qui différencie cette action de médiation dans ce cadre de celle pratiquée ailleurs ? Ne parlons pas de la médiation numérique en général. Evitons les blablas sur l’innovation, les sauts de cabris et les buzz words. Pas de disruption, pas de start up et de connected people. Juste du retour d’expériences, de l’essai/erreur, de l’humain.

Et justement, l’humain, c’est le coeur du réacteur du tiers-lieu. Dans une société où l’on peut commander son repas dans le Train à Grande Vitesse depuis son fauteuil, sans parler à personne, sans prendre le risque de la patience et du sourire aux autres clients, et gagner ainsi 3 minutes en évitant la file d’attente, les tiers-lieux s’affirment comme des espaces de rencontre, d’humanité, de temps perdu, d’expériences cabossées plutôt que de performance du service design. Loin de la perfection attendue et mathématique des algorithmes, s’il y a quelque chose de commun à tous les tiers-lieux, c’est de faire avec ce put(biiiiip) de facteur humain. Aux télétravailleurs isolés, par exemple, on propose un coworking qui va bien au-delà d’une mutualisation de matériel. Et le coworking n’est qu’une des composantes possibles d’un tiers-lieu.

Bref, nous avons remis sur la table cette petite infographie :

Autrement dit, en quoi la médiation numérique dans les tiers-lieux nous aide-t-elle à « faire territoire » (on pourrait dire « faire société ») ? En quoi elle correspond à notre objectif, d’inviter des individus à participer à l’intérêt général de manière collective ? Evidemment, dit comme ça, c’est très ennuyeux… C’est un euphémisme. Nous avons donc mis la médiation numérique en regard de quelques-unes des promesses portées par les tiers-lieux. Cela ne veut pas dire que nous les réalisons toutes, mais qu’elles traversent nombre de nos communautés. La machine à questionnement était lancée : comment la médiation numérique nous aide avant toute chose à produire des rencontres, des temps de parole et d’échange, et non des discours hermétiques ? Comment le numérique facilite l’accès au droit à l’activité, dont le travail ? Comment le numérique participe à la fonction du tiers-lieu comme espace d’individuation ? Espace d’émancipation où l’on pourrait s’affranchir des normes sociales du travail ou de la maison ? La médiation numérique renforce-t-elle la capacité de chacun d’explorer ses capacités créatives et d’accéder à ses droits culturels ? Comment les tiers-lieux peuvent-ils se saisir du numérique dans leur production de communs ? Quelles solutions concrètes permettent aux citoyens de développer leur pouvoir d’agir ? À l’heure où Karl Lagerfeld fait des émules, puisque la nouvelle tendance semble être au gilet fluorescent, en quoi le numérique est un outil pour les tiers-lieux comme corps intermédiaire de proximité choisi ? Quelle réponse à l’éloignement des pouvoirs ? Quelle réponse à l’éloignement des services publics ? Quelle alternative à la standardisation ? Quelles réponses à l’accélération, notamment de l’information ? Quelles réponses à la disparition des services de proximité (surtout en milieu rural et QPV) ? Quel impact sur le développement local ? Quelle participation à l’urbanisme/revitalisation des centres bourg et territoires (qui se sentent) « abandonnés »  ? Quelle réponse à la crise environnementale ?

Le numérique accroît les inégalités. Une urgence. Soit on met des pansements, soit on agit sur le terrain éducatif.

Si les tiers-lieux se saisissent de la médiation numérique, ce n’est pas par effet de mode, ou en raison d’une injonction des puissants, mais c’est à la condition que cela serve une forme de développement compatible avec nos convictions humanistes et notre désir d’une relation renouvelée avec nos semblables, avec la Nature. Parce que les communautés fréquentant les tiers-lieux sont très souvent sensibles aux questions environnementales, comment s’assurer que notre pratique de la médiation numérique ne reproduise pas des erreurs comparables à celle du tout chimique dans l’agriculture des années d’après-guerre ?

Attention, notre intention n’est pas de nous couper d’un de nos objectifs principaux, qui est de favoriser le développement de l’activité économique de nos utilisateurs et de participer au développement économique de nos territoires. Nous n’avons pas de gêne à parler d’argent, de business, de modèles économiques et de marché. Mais nous avons la chance d’être implantés et soutenus par une Région où l’on ne dissocie pas les questions économiques des questions de justice, ou les questions d’innovation technologique de celles relatives à l’innovation sociale. Ce que nous ne voulons pas c’est céder à l’hubris des cimes technophiles. Nous n’avons rien contre les start-up, au contraire, et nous savons combien des petits projets peuvent être vecteurs de changement à grande échelle. Cependant, être à notre place, n’est-ce pas partir d’abord des besoins des personnes et construire des réponses avec elles – et non POUR elles ? 

Certes, nombre de Français expriment leurs difficultés face au numérique et à la dématérialisation des démarches administratives. Certes, une fracture numérique traverse notre société. Mais puisque nous défendons les systèmes bottom-up, ascendants plus que descendants, puisque les gens sont dans la rue pour réclamer un peu du pouvoir dont ils se sentent dépossédés, n’est-il pas du devoir des tiers-lieux d’aller à la rencontre des territoires et des personnes demander ce qu’ils veulent faire de cet outil ? Et si nous renversions un peu les choses. Si nous pratiquions la médiation numérique autrement que comme des sauveurs qui raccrochent prétendument les plus fragiles à la locomotive des « winners » et des GAFAM ? Et si nous mettions en œuvre des projets participatifs, portés par les tiers-lieux, sur mesure, adaptés à chaque territoire (certains le font déjà) ? Et si nous bâtissions la médiation numérique sur des choix libres plutôt qu’en réponse à l’injonction insoutenable « connecte-toi ou marginalise-toi à jamais » ? Nous pourrions appeler cela les Projets Numériques de Territoires comme il existe le label Projet Alimentaire de Territoire. Qu’en dites-vous?

Les populations qui ont le moins de revenus utilisent le plus de fast fashio.

Ces publics fragiles apprécient d'abord d'être les citoyens d'un lieu qui ne les renvoie pas à leurs difficultés.

Le tiers est médiateur. Et si la médiation tourne autour de la question de l’outil numérique, c’est pour que les citoyens s’en emparent, et non l’inverse. C’est ce que nous ont démontré avec brio nos invités. Juliette, de Sew&Laine à Bègles, Fernand de l’établi de Soustons, Kim de la Bêta Pi et Cyril des Usines Nouvelles. Nous remercions aussi Bruno, de la Fondation Orange, avec qui nous partageons la vision d’une médiation numérique qui rend capable et non captif. Le sujet n’est pas clos, évidemment, et ces questionnements nous poursuivront encore bien des années. Nos liens récents avec le Human Lab de Rennes et son génial fondateur, nous font percevoir que la question de la place de la technologie et son appropriation dans les tiers-lieux est un sujet d’actualité et d’avenir. Avec ou sans gilets jaunes, les tiers-lieux n’ont pas dit leur dernier mot sur la question.

Guillaume RIFFAUD

Article extrait de la Revue sur les tiers-lieux #2.

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