Pour illustrer ces changements de pratiques, plusieurs acteurs sont venus nous parler.
– Léonor Manuel, Coopérative des Tiers-Lieux
– Patrick Loire, Irrésistibles Fraternité (87) un lieu de résidence transdisciplinaire
– Chloé Le Drogoff et Blandine Tissot Rosset de la Grand’Ourse (17) qui jonglent entre coworking / café / brocante et l’organisation de spectacles
– Christine Graval cogérante de Consortium Coopérative, Coopérative d’Activité et d’Emploi spécialisée dans le secteur culturel et co-fondatrice des Usines Nouvelles (86), tiers-lieu porteur d’un projet artistique et culturel
– Manu Ragot, Container (40) : un tiers-lieu créé à l’initiative de la Cie Androphyne
– Claire Jacquemin, Le Temps de Vivre (87) qui mêle café, librairie et coworking.
– Jean-Yves Pineau, Collectif Les Localos (87) pour resituer la culture dans les tiers-lieux au regard des enjeux de développement local.
Suite au grand recensement 2018 auprès des 192 tiers-lieux de Nouvelle-Aquitaine, le champ culturel concerne 42% des tiers-lieux répondants, loin devant la médiation numérique (27%). Rien d’étonnant finalement quand on regarde le mouvement des lieux intermédiaires, celui des cafés associatifs, des friches créatives qui ont toujours été initiés par le champ culturel.
Au travers des témoignages des participants, nous avons cherché à mieux définir de quoi était constituée l’offre culturelle dans les tiers-lieux, comment elle s’intègre aux autres activités, quelles sont les enjeux et problématiques qui y sont associées. Est-ce que ces tiers-lieux jouent un rôle d’intermédiaire, d’espaces supports, de lieux de production, de lieux de diffusion ? L’économie sociale arrive-t-elle à insuffler un autre mode de fonctionnement au champ culturel ? Le socle contributif voire solidaire est-il présent dans la production, la diffusion culturelle ? Quels sont les enjeux actuels du secteur culturel et en quoi les tiers-lieux y font-ils écho ?
Le secteur culturel : de quoi parle-t-on ?
Tout d’abord, le secteur culturel englobe un champ extrêmement vaste qui comprend à la fois la publicité, les arts visuels, l’architecture, l’audiovisuel, l’enseignement culturel, le livre, la presse, le patrimoine et le spectacle vivant. En termes de poids économique, c’est la branche audiovisuelle qui pèse le plus lourd (production télévisuelle et jeux vidéos), suivie par le spectacle vivant et la presse.
La structuration économique du secteur culturel est de plus en plus polarisée entre quelques grosses productions fortement promues et rentables, concentrées dans les mains d’oligopoles agissant à l’échelle mondiale et l’immense majorité des productions qui doivent trouver d’autres voies de valorisation. Ces autres voies de valorisation sont multiples et passent notamment par la diversification d’activités. En somme, le terme d’Industries dans ICC* Industries Culturelles et Créatives porte mal son nom ; la plupart sont artisans, travaillent l’objet unique, la petite série, la relation de proximité…
En termes de pratiques et d’activités, le champ culturel intègre les pratiques amateurs jusqu’aux pratiques professionnelles, de la production de contenus à leur diffusion en passant par l’éducation artistique… le champ est large !
Entreprenariat culturel, la culture de l'économie, l'économie de la culture
Il faut souligner une particularité de l’économie du secteur : la part de la production non marchande dans ce secteur (18%) est bien plus importante que dans le reste de l’économie (12%). Ainsi le patrimoine, l’enseignement ou le spectacle vivant dépendent fortement des financements publics, et sont mis à mal par la réduction des dotations. C’est ainsi que le secteur culturel est contraint d’inventer d’autres modèles économiques et de repenser ses modes de fonctionnement.
Modalités financières, intérêt social et production culturelle tentent de faire bon ménage et de garder le cap d’un équilibre entre sens et réalité.
Au delà des baisses de dotations, la sociologie des acteurs culturels est aussi bousculée. L’intermittence du spectacle a été sérieusement éprouvée à travers toutes les dernières mandatures nationales. Un tiers des actifs du secteur sont aujourd’hui indépendants contre seulement 12 % dans la population active, soit le premier public des tiers-lieux.
Un tiers-lieu réunit souvent des entrepreneurs de tous horizons et peut constituer ainsi un espace favorable au développement de l’entreprenariat culturel pour s’adapter aux logiques entrepreneuriales et inventer d’autres modèles économiques pour le secteur culturel.Le tiers-lieu permet également la connexion des acteurs culturels avec l’écosystème ESS de son territoire et vient aider le secteur culturel à “produire autrement” dans une logique de développement local et durable ; et pour certains acteurs appréhender d’autres modèles de gouvernance de projets collectifs…
Exemples :
- AMACA : paniers culturels, développement de recycleries pour les décors, des coopératives de productions dans le spectacle vivant, la production audiovisuelle.
- tiers-lieux totem : Illusion & Macadam à Montpellier acteur de longue date de la formation et de l’accompagnement du secteur qui va ouvrir “Tropisme” un tiers-lieu notamment dédié à l’entrepreneuriat culturel & créatif ou le tiers-lieu BLIIIDA qui offre un terreau fertile au développement des industries et entreprises créatives, actuellement en plein essor dans le Grand Est.
- Les coopératives culturelles à Turin initiées par les habitants par absence de politiques culturelles.
Un terreau où chacun plante ce qu'il veut, et cela forme un beau bouquet ! Au quotidien, prendre le temps avec ls gens, les gens se livrent !
Claire Jacquemin, libraire / facilitatrice
Quelques signaux faibles qui méritent l'attention
À travers ses croisements entre dynamiques culturelles, collectifs de travail et modèles entrepreneuriaux, nous avions envie de mettre en avant certains impacts engendrés par la dynamique tiers-lieux :
Gouvernance élargie / les effets induits par la culture tiers-lieux
L’exemple assez unique de la Cie Androphyne est intéressant. Elle a ouvert ses statuts associatifs avec l’ouverture de son espace de travail et de création Container. Depuis, Androphyne s’est vue grandir d’une quarantaine de bénévoles, membres, partenaires, adhérents – administrateurs qui siègent au sein de la Compagnie.
C’est donc tout à fait atypique au regard de ce qui se pratique habituellement. Quel organe local aujourd’hui se priverait de cet engagement volontaire ? Quelle compagnie n’est pas soumise à une gouvernance associative fantoche avec ce que l’on nomme communément des “hommes de paille” ?
Rompre l’isolement des actifs du secteur
L’oeuvre nous paraît être individuelle, la création solitaire… mais en pratique, les échanges et le retours d’expériences sont nécessaires pour fixer ses prix, améliorer ses techniques, avoir un regard neuf sur ses productions, avoir accès à des machines-outils, prototyper, faire réseau…
Décloisonner le secteur culturel
Bousculée par le numérique, le secteur est modifié en profondeur : accès aux oeuvres, culture du partage, démocratisation des moyens de production facilitant la production de contenus par tout un chacun, émergence de la figure de l’amateur-usager, poids des réseaux sociaux,…
Face à ces nouvelles pratiques, le secteur culturel cherche à adapter ses propositions, expérimente d’autres voies et cherche à créer “des lieux de vie” protéiformes là où a longtemps régné la notion d’espace spécifiquement dédié à telle ou telle pratique.
On pourrait multiplier les exemples dans la dynamique de tiers-lieux : des musées qui se transforment en véritable laboratoire d’expérimentation à l’occasion des événement Museomix associant codeurs, médiateurs culturels, designers, conservateurs, amateurs réunis pour réinventer de nouvelles scénographies et interactions avec les oeuvres. Les architectes débordent aussi du cadre et font vivre des lieux au delà de les construire : Yes we camp aux Grands Voisins en est un exemple ; autant de mutations à l’honneur au Pavillon Français de la Biennale de Venise.
Sécuriser l'emploi culturel
Créée en juillet 2015, Consortium Coopérative est une Coopérative d’Activité & d’Emploi (CAE) sous statut SCOP dont l’activité principale est l’accompagnement des porteurs de projets et des professionnels de la culture. Cette structure a pour objet de tester son activité et de progresser par paliers au sein de la structure.
Ce modèle d’entreprise partagée permet le développement de l’entrepreneuriat coopératif et social, la création de dynamiques collectives et d’activités nouvelles.
Elle est destinée aux artistes, auteurs, entrepreneurs œuvrant plus particulièrement dans les secteurs suivants : arts visuels / création numérique et multimédia / audiovisuel / spectacle vivant / médiation et développement de projets.
Ils viennent pour la capacité de la coopérative à développer des projets individuels et collectifs. L’objectif est que chacun puisse s’émanciper professionnellement, dans un contexte de travail stimulant et favorable à la création.
Christine GRAVAL, cofondatrice de la CAE Consortium Coopérative et des Usines Nouvelles
Investir des espaces physiques collectifs
C’est le cas de Plage 76 qui est une émanation de Consortium Coopérative. Plage 76 est une galerie et boutique coopératives portées par les entrepreneurs, artistes et créateurs de Consortium Coopérative.
Au coeur de la ville de Poitiers, cet espace regroupe :
– une boutique : créations des artistes et artisans d’art de Consortium Coopérative ;
– une galerie : oeuvres contemporaines d’artistes et collectifs invités.
Des ateliers de pratiques artistiques et artisanales sont régulièrement proposés au sein de cet espace.
Les droits culturels, le tiers-lieu comme réceptacle
Enfin, l’enjeu des droits culturels qui reste à mettre en oeuvre suite à sa récente inscription dans la loi NOTRE de 2015 et en 2016 dans la Loi Cadre du secteur sur la liberté de création artistique et au patrimoine. Elles introduisent et font référence au respect des droits culturels, faisant également allusion au développement de la création artistique en direction des pratiques en amateur dans les politiques culturelles comme “source de développement personnel et de lien social”.
Ces droits culturels encouragent les acteurs qui explorent d’autres voies. En effet, les droits culturels impliquent :
– une vision élargie de la culture qui ne se résume plus à l’Art (langues, cuisine, croyances…) avec comme enjeu le respect et la mise en valeur de la diversité culturelle
– de favoriser les initiatives culturelles citoyennes, la participation des habitants à la vie culturelle en considérant la personne comme acteur de la culture et non simple récepteur.
– le décloisonnement : “sortir de la logique de silos”.
Les tiers-lieux peuvent participer à nourrir cette autre approche de la culture : dépasser la notion de public pour aller vers celle de “spec-acteur”, proposer des lieux plus inclusifs, favorables à une plus grande mixité dans les pratiques (amateurs et professionnels, initiatives citoyennes) et dans les publics qui les fréquentent.
Tous les tiers-lieux présents sont des illustrations de comment professionnels et amateurs se croisent sur un même lieu de création, comment n’importe quel citoyen au comptoir du café contribue à la programmation du tiers-lieu, pourquoi les artistes locaux font les premières parties…
Ce qui favorise cette expression, c’est aussi le point d’honneur qu’ont les tiers-lieux à être dans l’immédiateté et dans la simplicité avec les habitants.
Pour tous ces enjeux et changements évoqués à grands traits, le secteur culturel s’intéresse de plus en plus aux tiers-lieux. On ne compte plus les initiatives qui vont dans ce sens : le dernier numéro de la revue de l’Observatoire des Politiques Culturelles, le week-end à Bagneux avec trois journées du Grand Réseau Européen “Trans’Europe Halles” consacrées à la notion de tiers-lieux culturel, la thématique du pavillon français de la biennale de Venise…
L'institutionnalisation nous guette c'est comme ça, on n'y peut rien, cette idée de Tiers-Lieux et d'aider les acteurs à se structurer peut être une politique publique calcifiante, on lui enlèbve sa part de frottement qui lui permet de s'enrichir.
Jean-Yves pineau, Les localos
Comme un oeuvre d’art géante, les Usines Nouvelles représentent encore ce fleuron du patrimoine industriel ; reconverti dans de nouvelles fonctions. Pour le Temps de Vivre, rebaptiser les anciennes pompes funèbres d’Aixe sur Vienne en Temps de Vivre montre en quoi le lieu est symbolique. La Grand’Ourse, quant à elle met en lien musiques actuelles et ruralité, un équilibre entre calme et boules quies. Pour sa part, IF, ancien couvent a été réinventé en lieu de résidence ; d’où parfois l’importance d’une forme de continuité des lieux. Le décalage volontaire avec Container est appuyé par leur présence dans la zone d’activités d‘Angresse. Aussi, la plupart de nos témoins représentent des structures employeuses, souvent coopératives. Elles ne sortent pas du chapeau du jour au lendemain et endossent comme une seconde peau ces nouveaux lieux. Nous avons effectivement noté une première vie avant le tiers-lieu avec 10 ans de bureaux de production avant la naissance de Consortium Coopérative, presque 10 ans d’erreurs-essais avant une salle de spectacles pour la Grand’Ourse, des années dans une compagnie en besoin de réinvention avec Container… comme si la transition avait besoin d’un lieu pour s’exprimer.