Un imaginaire politique commun
Le « Panorama des tiers-lieux de Nouvelle-Aquitaine » vient d’être publié alors que nous terminons un programme triennal de Recherche et Développement (R&D). Ces statistiques nous éclairent sur la réalité des tiers-lieux dans notre belle région et nous souhaitions, au-delà des chiffres, en profiter pour affirmer, ou réaffirmer, quelques lignes directrices fondamentales à nos yeux (ceux de la Coopérative Tiers-lieux). Les valeurs et l’imaginaire que nous allons décrire ici, ne peuvent êtres interprétés autrement que comme notre volonté de participer au débat nécessaire sur ce qu’apportent et produisent les tiers-lieux. C’est une parole, libre, qui veut susciter l’échange, et non un discours, avec un début et une fin, par lequel nous dirions de manière définitive ce que doit être un tiers-lieu. Nous ne cherchons pas à convaincre mais à dialoguer.
01. Convergences
D’abord et avant tout, le tiers-lieu est pour nous un espace de sociabilité et donc, de convergence. C’est un troisième lieu, certes, qui n’est ni la maison, ni le bureau, mais c’est aussi un tiers, un espace de médiation entre des personnes dans un monde où les sociabilités d’antan ont été mises à mal. Il ne s’agit certainement pas de regretter un autrefois fantasmé. Pas de “c’était mieux avant”, de repli identitaire ou d’entre-soi. Nous faisons le pari de la rencontre, de la diversité, de l’inclusion, de lieux partagés.
Cette convergence se révèle une absolue nécessité à une époque où la question écologique devient brûlante, malheureusement au propre comme au figuré… Les tiers-lieux peuvent participer à la réduction des déplacements et de ce fait à la réduction de la consommation de carburants. Ils peuvent aussi être des lieux d’innovation technologique (potentiellement “low tech”) et sociale, parce qu’il permettent la friction des intelligences. Ils font partie de ces espaces où se forgent les solutions aux crises qui se présentent.
Faisons de nos collectifs des acteurs d’une “re-localisation” ou “re-territorialisation”, dans la perspective d’une résilience de nos territoires, en ville comme à la campagne.
02. CONVIVIALITÉ
L’écrivain et gastronome Brillat-Savarin, au tournant du XVIIIème et du XIXème siècle a réduit quelque peu le champ de la compréhension de ce mot. Nous ne renierons pas notre goût pour la bonne chère, le chant, la danse, et les festivités dans ce texte, mais nous chercherons à explorer un autre sens de la convivialité. Celui donné par Ivan Illich ou par les auteurs du Manifeste Convivialiste qui se sont inspirés de ce philosophe iconoclaste.
Ils affirment que les outils devraient demeurer au service du vivre ensemble (cum vivere en latin – l’origine étymologique de convivialité), et non l’inverse. Les structures, les administrations, les logiciels, les machines, la logique gestionnaire… rien ne devrait passer avant notre humanité faite de fragilité, de faiblesse, et de singularité qui ne peuvent se ranger dans des cases soit disant logiques.
Dans le domaine du numérique, par exemple, nous devons nous interroger sur la manière dont il s’impose à nous. L’injonction de se connecter, au détriment parfois de la plus élémentaire des relations humaines – notamment dans le domaine de l’administration publique ou tant de fonctionnaires ont été remplacés par des écrans – ne peut être acceptée sans questionner le sens d’une telle course vers toujours plus de technologie. Est-ce le souci du
vivre-ensemble qui anime notre participation à la transformation numérique de notre société ? Ou est-ce parce que la technologie s’est imposée à nous et exclut, de fait, tous ceux qui ne peuvent s’y soumettre ?
Les tiers-lieux seraient-ils ce qu’Ivan Illich appelait des outils conviviaux ? Avec humilité, nous répondrons qu’ils sont au service du vivre ensemble.
03. ADELPHITÉ
Il nous semble que les tiers-lieux peuvent ainsi être des espaces de mise en pratique de la troisième partie de notre devise républicaine: fraternité (sororité au féminin, adelphité au neutre). Il s’agit d’un concept politique à part entière qui nous appelle, nous citoyens, à faire et agir en tant que frères et soeurs en humanité, donc à prendre pleinement notre part dans la vie sociale de nos cités.
On nous demande parfois si les tiers-lieux sont des services publics. Non, comme espaces de participation libre de citoyens à une aventure collective, ils ne sont pas subordonnés à l’autorité de la collectivité. L’Etat peut développer de nombreux services publics auxquels nous sommes profondément attachés, les tiers-lieux ne leur font certainement pas concurrence. Ils viennent parfois compenser la disparition de ceux-ci dans certains territoires ! L’adelphité nous invite à prendre pleinement conscience de notre responsabilité individuelle à prendre soin de notre vie sociale commune. Cela ne va pas contre ou à la place de l’action publique. Bien au contraire, tout à fait enracinés dans la culture de l’Économie Sociale et Solidaire, ils ajoutent et complètent pour que liberté d’entreprendre et égalité de tou(te)s se combinent pleinement.
04. Communs
Cette notion est au coeur de la réflexion d’autres réseaux de tiers-lieux comme la Compagnie des tiers-lieux ou encore la plateforme de contenus Movilab.org. Nous aussi adhérons pleinement à ce qu’elle entrouvre comme possibles économiques et sociaux. Entre le privé et le public, de manière complémentaire à l’action, il y a la propriété. Qu’elle soit intellectuelle, d’usages, foncière, de produits ou de services, il nous semble urgent de travailler à la construction de communs.
Notre rapport à la planète bleue s’inscrit dans cette démarche. La livrer aux seuls intérêts privés est une impasse. Croire à un gouvernement public mondial qui déciderait pour tous est une illusion. C’est notre affaire à tous de prendre en compte qu’il s’agit de notre bien commun le plus précieux puisqu’elle est le berceau de la vie. La logique de commun tel que l’a décrit l’économiste Elinor Ostrom nous paraît donc être une des clefs d’un développement économique et social plus harmonieux, notamment dans la perspective des enjeux environnementaux incontournables auxquels nous faisons face.
05. Contrat social
Parce que de nombreux tiers-lieux perçoivent de l’argent public, directement sous forme de subventions ou indirectement grâce à des mécanisme de défiscalisation, il nous paraît pertinent de travailler au contrat social qui se met en place entre les porteurs d’un projet de tiers-lieu, ses utilisateurs, le collectif qu’il forme, l’Etat ou les collectivités, et la société toute entière.
Selon nous, ce contrat social est trilogique : il lie les intérêts des individus (coworkers, consommateurs du café associatif, travailleurs nomades, salariés, prestataires de services, etc…) à ceux du collectif qui anime le tiers-lieu (sous forme spontanée, d’association, de SCIC, de SCOP…) et ceux du territoire (de la société dans son ensemble et des collectivités qui garantissent l’intérêt général). On peut conjuguer ces intérêts. Le développement personnel, culturel, économique et social des individus ne verse pas systématiquement dans l’individualisme. Il peut y avoir une “individuation” (un processus de développement de la personne) qui ne soit pas tournée uniquement vers son intérêt propre. Nous croyons qu’il peut exister des expériences collectives fortes et constructives qui ne glissent pas vers le communautarisme. Et enfin, les tiers-lieux peuvent participer humblement à l’intérêt général sans être totalitaires : sans imposer une vision aux autres, faire à la place des publics ou encore prétendre que le tiers-lieu est la solution à tout.
06. Travail
Enfin, nous pouvons affirmer, statistiques à l’appui, que les espaces de coworking sont le terreau fertile qui a donné naissance à de nombreux tiers-lieux ces dix dernières années. Comment expliquer que quelques auto-entrepreneurs, des indépendants, des télétravailleurs, initialement à la recherche de bureaux à partager, se trouvent embarqués dans des aventures comme celles des tiers-lieux ?
Le travail est remis en question de plus en plus profondément depuis la première révolution industrielle jusqu’à maintenant. Les différentes crises énergétiques depuis les années 70, le chômage de masse qui mine la société française, la financiarisation de l’économie, la
globalisation, la dématérialisation permise par le numérique, le séisme bancaire de 2008, les mutations des structures sociales (familiales, syndicales, religieuses,politiques), l’allongement continu depuis deux siècles de l’espérance de vie, les rapports alarmants du GIEC, les informations sur les conséquences de nos modes de vie sur des pays instables et des populations en souffrance… Tout concourt à interroger le sens de l’effort de production. Au-delà du statut et du cadre juridique, c’est notre rapport au monde, à l’activité, à la consommation, au revenu, à la place des machines et robots qui est sans cesse modifié. Les tiers-lieux, qui proposent aujourd’hui bien plus que des espaces partagés tertiaires, s’ouvrent de plus en plus à la mise en commun de terres agricoles ou d’ateliers artisanaux, sont les chambres d’échos privilégiés de ces reconfigurations du travail au sens le plus large.
Conclusion
Faire converger les personnes vers des lieux où l’on apprend à mettre en commun, expérimenter des rapports d’adelphité dans un monde qui parfois nous disperse, faire société dans un rapport contractuel lucide : voici quelques unes des lignes de forces des tiers-lieux tels qu’ils se révèlent aujourd’hui en Nouvelle-Aquitaine et dans bien d’autres régions. Si la question du lieu physique (la friche industrielle, le loft branché ou la vieille école décrépite du village) est probablement un élément de l’identité de chaque tiers-lieu, si pour des raisons pratiques nous utilisons des typologies de tiers-lieux (fablab, artisanal, agricole, tertiaire…), vous l’aurez compris, ces éléments ne sont pas le centre de notre réflexion. In fine, “notre” tiers-lieu n’est-il pas le processus par lequel des citoyens se saisissent de leur pouvoir d’agir, au sein d’un collectif et dans la perspective de l’intérêt général, pour vivre ces valeurs ?